vendredi 28 mars 2014

Nattino, Parada, Guerrero : 3 crimes odieux au Chili

En novembre 1984, le général Pinochet décrète au Chili l'état de siège et le couvre-feu et interdit la publication de cinq hebdomadaires dissidents. Ces restrictions soudaines obéissaient apparemment au climat de contestation grandissant alors dans le pays.

Le graphiste Santiago Nattino, le sociologue José Manuel Parada et le professeur Manuel Guerrero, 3 militants communistes atrocement assassinés par la dictature chilienne en mars 1985. Ce triple crime politique est connu au Chili comme « l'Affaire des égorgés ».

Deux attentats avaient eu lieu les jours préalables contre la police de Pinochet : une bombe contre un bus policier avait tué quatre carabiniers et blessé dix autres à Valparaiso. À Santiago, un commando avait attaqué un commissariat en tuant deux policiers. Les faits étaient sans doute assez graves, mais ils n'expliquaient pas à eux seuls le bâillonnement de la presse dissidente.

La raison véritable de ces mesures étaient l’imminente publication des premiers aveux d'un tortionnaire, un caporal de l’armée de l’air appelé Andrés Valenzuela. Ancien membre du « Commando Conjoint » rongé par le remords, l’agent avait décidé de déserter l’armée et révéler son parcours à la journaliste Mónica González, de l’hebdomadaire d’opposition Cauce.

Son témoignage a dévoilé en détail les agissements du « Commando Conjoint », une brigade secrète de répression politique qui avait agi en parallèle avec la DINA dans la persécution des opposants à la dictature. C’était un corps aussi cruel que la DINA, constitué en 1975 par personnel de l’armée de l’air, de la Marine, des Carabiniers, et des civils appartenant à « Patrie et Liberté », un groupuscule paramilitaire d'ultra droite proche de l’armée.
Andrés Valenzuela, ex caporal de l’armée de
l’air, membre du « Commando conjoint ». Il a
participé à plusieurs opérations d’extermination,
dont « Janequeo » et « Fuenteovejuna ». Il
habite en France depuis 1984. En mars 2014
il a témoigné au Chili dans divers dossiers en
cours pour violations des droits de l’homme.

La base d'opérations du « Commando Conjoint », sous le nom de code de « La Firme », était en 1976 à la rue Dieciocho 229, le siège de la Dicar (Direction d’intelligence des carabiniers).
Andrés Valenzuela a avoué les enlèvements et les assassinats de grand nombre de personnes, a révélé les noms des militants reconvertis en délateurs et a identifié les chefs du « Commando Conjoint » : Roberto Fuentes Morrison, commandant de l’armée de l’air et Adolfo Palma Ramirez, civil militant de « Patrie et Liberté ».

Interdit au Chili, le long entretien de Mónica González avec les révélations du tortionnaire repenti a été publié en décembre 1984 à Caracas, par le journal El Nacional, et a circulé au Chili en photocopies.


Pour garantir sa sécurité et avec l’appui du Vicariat de la Solidarité —l’organisme d’assistance juridique aux persécutés mis en place par l’église catholique au début de la dictature—, l'agent Valenzuela a été exfiltré du pays. Ses aveux publics ont permis une avancée énorme des recherches menées par le Vicariat, qui avait recueilli pendant des années les déclarations des torturés rescapés des cachots militaires. 

José Manuel Parada, sociologue et militant communiste chargé de documentation au Vicariat, examinait en détail l'information livrée par le déserteur, en la confrontant aux archives des milliers de témoignages de prisonniers accumulés au Vicariat. Un nouveau panorama de la répression criminelle s’étalait ainsi, plus clair et objectif, après le croisement des données d’archives avec la source exceptionnelle du tortionnaire repenti.

Un ex-caporal de l’armée de l’air et agent de la CNI
avoue : j'ai torturé. L’épouvantable témoignage
d'un agent des services de sécurité. Couverture
de l’hebdomadaire « Cauce » du 23 juillet 1985,
Santiago du Chili.
Pour cette tâche, le sociologue José Manuel Parada comptait sur la collaboration de Manuel Guerrero, jeune professeur communiste rescapé de la mort par tortures en 1976. Il avait été prisonnier du « Commando Conjoint » et Il connaissait des quartiers secrets, des voix et des visages, des pseudonymes des bourreaux. En effet, Manuel Guerrero était le seul survivant du Comité central clandestin réchappé aux razzias lancées par la dictature contre les communistes. Il en savait trop sur les appareils de répression, et contribuait à établir la vérité sur des centaines de crimes.

Lors d’une manifestation de rue fin février 1985, un jeune architecte communiste a été arrêté et mis au secret. Il est réapparu dix jours après dans le sud du Chili, chez ses parents, brisé par les tortures mais surtout accablé d’avoir manqué de résistance pour se taire. Il a dû quitter le pays, et avant il a donné les détails des interrogatoires auxquels il a été soumis. Mal évalué par les militants, ce débriefing n’a pas conduit aux mesures de sécurité nécessaires, dans un moment critique où des vies étaient en danger.

Le graphiste Santiago Nattino a été le premier capturé le 28 mars, dans la rue, en plein jour et au beau milieu de Las Condes, quartier huppé de Santiago. Le soir même, plusieurs enseignants ont été arrêtés dans le local du syndicat de professeurs (Agech) à la rue Londres.

Le 29 mars au matin, José Manuel Parada a emmené comme tous les jours ses enfants au collège Latino-américain. Il est resté à discuter devant le portail de l’établissement avec son ami Manuel Guerrero, enseignant du collège et président du syndicat des professeurs.
Le matin du 29 mars 1985, un hélicoptère des carabiniers en vol rasant a survolé le Collège Latino-américain et ses abords durant l’enlèvement de José Manuel Parada et Manuel Guerrero. L’équipage l’a nié et a grossièrement falsifié le registre de vol de l’appareil policier.

Trois individus en civil, armés, surgis d’une voiture soudainement arrêtée devant le collège les ont alors violemment interpellés, les ont frappés de leurs armes et les ont introduits de force dans la voiture. Un professeur intervenu pour tenter d’empêcher les enlèvements a été blessé par balle.

Un hélicoptère des carabiniers a survolé l'avenue et a couvert l’enlèvement, et des motards de la police ont dévié la circulation autour du site le temps de l’opération. Pendant les 24 heures suivantes, leurs proches et les familles ont plongé dans l’angoisse et l’incertitude. Les trois corps sont réapparus le lendemain, égorgés, tout près les uns des autres, sur la route à Quilicura, dans les champs qui entourent l'aéroport international.

La propagande de la dictature a avancé que les crimes se devaient à « une purge entre communistes », et le ministre de l’intérieur a demandé aux tribunaux la désignation d'un juge spécial de la Cour d'appel.

Le juge José Cánovas a conclu son enquête quatre mois après : les assassins étaient des carabiniers de la Dicar (Direction d’intelligence des carabiniers) qui entretemps avait changé de nom et s'appelait maintenant Dicomcar (Direction de communications des carabiniers).

Affiche allusive aux 3 militants égorgés,
accusant le dictateur Pinochet pour sa
responsabilité directe dans les crimes,
exigeant la punition des coupables et
appelant le peuple à imposer la justice
dans la rue.
L’investigation a établi que les trois victimes ont été séquestrées dans les locaux de « La Firme », torturées pendant près de 24 heures et conduites ensuite la nuit sur une route isolée aux abords de l’aéroport, où Ils ont été froidement égorgés par les officiers d’intelligence des carabiniers. Le juge ordonna l’arrestation des chefs, les colonels Luis Fontaine et Omar Michea, des policiers de l'unité opérationnelle et l'équipage de l’hélicoptère. Douze ans après le coup d’état militaire et pour la première fois, un juge osait toucher un centre névralgique de l'appareil répressif.

Le général César Mendoza, directeur de la police des Carabiniers et 4ème membre de la junte militaire qui avait pris le pouvoir lors du coup d'État de 1973, a été forcé à la démission, et remplacé au pied levé par le général Rodolfo Stange.

Les conséquences politiques de cette vengeance sanglante ont été graves pour la dictature, car elle suscita
un grand élan de solidarité avec les militants directement visés par les appareils de terreur et une solide unité des partis de gauche.
Les retombées judiciaires s’étendent jusqu’aujourd’hui, car les assassins de 1985 ont été mis récemment en liberté, malgré l’indignation des familles et des milieux de défense des droits de l’homme. Le déserteur de 1984, l'ex tortionnaire Andrés Valenzuela, installé dans la région du Doubs et qui a acquis depuis la nationalité française, était en mars 2014 à Santiago, pour témoigner dans plusieurs procès ouverts pour violations des droits de l’homme.


vendredi 7 mars 2014

JOURNÉE INTERNATIONALE DES FEMMES


Affiche pour la journée des femmes de 1914,
appelant à une grande manifestation pour le
droit de vote pour les femmes, refusé alors
en Allemagne et ailleurs. Karl Maria Stadt.
Reconnue et officialisée par les Nations unies seulement en 1977, la Journée internationale des femmes trouve son origine dans un ensemble d’antécédents historiques du début du vingtième siècle. À l'appel du Parti socialiste d'Amérique, une Journée nationale de la femme est célébrée aux États-Unis le 28 février 1909 (National Woman's Day).

Réunie à Copenhague en 1910, l’Internationale socialiste a instauré une Journée internationale de la femme le 8 mars, pour soutenir le mouvement en faveur des droits des femmes et obtenir pour elles le suffrage universel.

L’année suivante, plus d’un million de femmes et d’hommes ont assisté à des rassemblements au Danemark, en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Ces manifestations massives exigeaient pour les femmes le droit de vote et d’occuper des postes publiques, le droit au travail et à la formation professionnelle, et la fin des discriminations sur les lieux de travail. C’était le 19 mars 1911.
L'incendie de l'usine textile Triangle Shirtwaist, le 25 mars 1911. Les corps des victimes commencent à s’amonceler sur le trottoir face au bâtiment en flammes. Photo du Syndicat international des travailleuses du textile.

Moins d’une semaine après, le 25 mars, éclate à New York le tragique incendie de l'usine Triangle Shirtwaist, qui a coûté la vie à 146 ouvrières de l’atelier de confection, pour la plupart des immigrées italiennes et juives des pays de l’Est. Coincées dans les niveaux supérieurs d’un bâtiment haut de 9 étages, 146 femmes ont été asphyxiées, brûlées vives ou sont mortes par défenestration, 71 ont été grièvement blessées. Les gérants avaient été évacués par les toits, après avoir fermé les portes de la cage d'escalier et les sorties.

Cette tragédie est l'une des plus meurtrières catastrophes industrielles de l'histoire ouvrière et a eu une influence décisive sur la législation du travail aux États-Unis, notamment sur les conditions de travail exécrables qui l’avaient provoqué.
Affiche anonyme de commémoration de
la journée internationale des femmes
produite dans les années 80, en pleine
dictature militaire par le Codepu, comité
de défense des droits du peuple.

Par la suite, le drame du 25 mars 1911 est constamment évoqué par l'Onu et dans chaque commémoration de la journée internationale des femmes, et intégré à la mémoire historique des luttes pour les droits des femmes et du mouvement ouvrier international.

La date a été retenue aussi par Lénine, le dirigeant de la révolution soviétique, qui en 1921 instaure la Journée internationale des femmes, en souvenir des premières manifestantes de Petrograd du 8 mars 1917, lors du déclenchement de la révolution en Russie. La commémoration s'établit alors dans l'ensemble des pays de l'ancien bloc de l'Est.


La journée de la femme est une des 87 journées internationales promues par l'Onu, et elle invite à cette date chaque pays de la planète à célébrer les droits des femmes. C'est une journée de manifestations à travers le monde, et aussi l’occasion d’un bilan sur la condition des femmes dans la société, de combattre les injustices et revendiquer l'égalité.

Au Chili, le 8 mars est une date particulièrement significative, car elle marque traditionnellement la rentrée politique du pays. Le début mars sonne la fin des vacances d’été, qui ont lieu en Janvier et Février, et c’est donc la rentrée pour des milliers de travailleurs du privé et du public, et aussi pour des milliers d’étudiants.

Pendant la dictature militaire du général Pinochet, les commémorations du 8 mars —systématiquement interdites et violemment réprimées—, ont été un véritable espace de défi et d'ouverte contestation à la longue tyrannie.


Les dernières commémorations du 8 mars ont trouvé la société chilienne face à des graves atteintes aux droits des femmes, notamment des restrictions de l’avortement, recul drastique d’une avancée majeure obtenue de haute lutte par les femmes au Chili.

En effet, malgré le pesant climat de terreur régnante et les forces de police qui quadrillaient la ville lourdement armées, des milliers de manifestants descendaient alors dans la rue bravant l’état de siège et scandaient des slogans contre la dictature, pour la fin de la torture et pour la libération du pays. Et pour les droits des femmes.

Emblème des luttes pour la libération des femmes et composant symbolique fondamental de la culture populaire, le 8 mars est au Chili indissociable de la longue résistance à la dictature inique, inséparable de ses leaders et ses milliers d’héros anonymes, hommes et femmes.