lundi 30 novembre 2015

Roberto Parada, figure majeure du théâtre chilien, parti il y a presque 30 ans…


Roberto Parada dans le rôle du vieux philosophe grec dans l’« Apologie
de Socrate », monologue qu’il a mis en scène depuis 1979 avec sa femme
María Maluenda. Photo Hildegund Ruge.
Roberto Parada, comédien classique chilien décédé à Moscou en novembre 1986, l'une des grandes figures de la scène nationale et très aimé du public, a interprété les rôles les plus complexes du théâtre classique et contemporain, tout au long d’une riche carrière qui a couvert quelques décennies.

Grand et imposant, comme sorti d'une pièce de Shakespeare et doté d’une voix remarquable d’un majestueux timbre grave, on lui attribuait au théâtre les rôles impériaux, d'autorité : des gouverneurs, des monarques, des capitaines. Il a aussi incarné pour le cinéma son ami Pablo Neruda, le grand poète et politique chilien, prix Nobel de littérature en 1971.

Mémorables sont ses personnifications du « Commandeur » dans « Fuenteovejuna », le classique espagnol de Lope de Vega, ainsi que le rôle titre dans « Le domestique », d’Harold Pinter. Peu diffusées et très appréciées sont ses récitations des poèmes de Neruda, de César Vallejo, Nicolás Guillén et d'autres écrivains contemporains, ou encore ses déclamations des auteurs du « siècle d'Or » espagnol, gardées aujourd’hui dans des enregistrements.



En 1923, alors que la jeunesse au Chili se levait contre la dictature, à l’institut Pédagogique de l’université Roberto Parada a été dirigeant de la Fech, le syndicat national des étudiants qui a participé en 1931 au renversement du dictateur Carlos Ibáñez del Campo et à l'établissement de la fugace République Socialiste chilienne, en juin 1932.

Roberto Parada, jeune comédien en 1955.
Photo : Alfredo Molina La Hitte.
Auprès de Pedro de la Barra et un groupe d’auteurs et comédiens, il a intégré en 1941 le Théâtre Expérimental de l'Université du Chili, la bande qu’a rénové radicalement styles et répertoires de la scène et ouvert une ère nouvelle pour le spectacle théâtral chilien. Une douzaine de jeunes comédiens et dramaturges composaient ce mouvement expérimental, un des piliers de la révolution culturelle du Chili dans les années 40. Parmi eux, María Maluenda, une jeune actrice et militante communiste, que Roberto Parada a épousée en 1946.

Pendant les années de la deuxième guerre mondiale, le couple de comédiens Parada - Maluenda a travaillé à Londres pour la BBC. Roberto Parada a eu le rôle de Sancho Panza pour le radio-théâtre du « Don Quixote », diffusé sur les ondes pendant des mois depuis Londres, et il a enrichi ce personnage populaire de ses expériences auprès des paysans chiliens. 

Il a aussi joué avec Héctor Duvauchelle —autre exceptionnel comédien, militant de gauche et opposant à la dictature assassiné en exil au Venezuela en 1983—, « L'opéra de 3 centimes » de Bertolt Brecht.

Comme beaucoup de comédiens, Roberto Parada a exercé un autre métier en parallèle à la scène. Il était professeur d’Anglais à l'Institut national de Santiago et selon des témoignages d’anciens élèves, sa haute voix de stentor résonnait même dans la cour du lycée et on pouvait l'entendre de loin récitant à ses élèves Longfellow ou Allan Poe : il avait gardé de sa scène de la veille l'accent dramatique des tirades.

Il a été le narrateur de « La forge », œuvre des Quilapayún créée en 1973, et il a participé aussi au disque de poésie de Fernando Alegría « Viva Chile, mierda... ».
En 1978, en pleine dictature militaire de Pinochet, Parada a enregistré avec l’ensemble « Ortiga » et le chœur de Waldo Aránguiz la « Cantate des Droits de l'homme : Caïn et Abel », œuvre musicale d’Alejandro Guarello et livret du prêtre Esteban Gumucio ss cc. Présentée à la cathédrale de Santiago lors d’une grande conférence internationale des Droits de l'homme organisée par l'église de Santiago et le cardinal Raúl Silva Henríquez, sous l’état de siège imposé par le sanglant régime chilien, cette pièce a eu un singulier retentissement.

Militant communiste depuis sa jeunesse, Parada a été un imposant et solennel maître de cérémonies des actes publics du parti. Et pendant les récitals de Neruda des années 70, une troïka composée du poète, Roberto Parada et sa femme María Maluenda récitait les textes du poète avec une puissante éloquence. Lorsque Pablo Neruda a présenté à la « Chascona » —sa maison sur le versant du San Cristóbal, la colline du nord de Santiago—, sa pièce théâtralisée « L'épée allumée », le trio lecteur est parfois devenu quartet quand le fils du couple, José Manuel Parada Maluenda, s'y est joint.

Roberto avait une ressemblance physique avec Neruda, et quand Antonio Skármeta a réalisé un film sur le poète, il n'a pas hésité à charger Roberto Parada du rôle. « Ardente patience » a été tourné en 1983 à la plage de Murtinheira, sur la côte sud du Portugal, où l’océan ressemble aussi à l’Isla Negra et au Pacifique, et où le crépuscule « arrive du bon côté », selon l’a raconté Skármeta.

Pendant une représentation à Santiago en mars 1985, on lui a communiqué que son fils José Manuel Parada avait été retrouvé mort avec deux autres communistes, Manuel Guerrero et Santiago Nattino. Séquestrés par des sbires de la police plusieurs heures auparavant, les 3 militants ont été découverts dans une route isolée, attachés, torturés, égorgés par un poignard militaire.

Oscar Castro, comédien et dramaturge et Roberto Parada au Portugal en 1983, sur le tournage d’ « Ardente patience », le film d’Antonio Skármeta sur l’écrivain et prix Nobel de littérature Pablo Neruda.

On a proposé alors à Roberto Parada d’arrêter le spectacle, mais il s’est dressé et a répondu : « Le public n'attend pas ». Au courant de l’épouvantable nouvelle, le public du théâtre l’a entendu alors dédier la représentation à son fils atrocement assassiné.
Le meurtre abject de son fils aux mains des sicaires de la dictature n’était pas seulement en représailles au travail de José Manuel Parada au « Vicariat de la Solidarité », mais aussi la cruelle vengeance de Pinochet contre Roberto Parada et son épouse, la comédienne María Maluenda, une famille d’artistes de gauche qui avait lutté constamment pour le retour du Chili à la démocratie.

María Maluenda, comédienne et ancienne députée et son époux Roberto Parada en 1978, à la cérémonie d’anniversaire du Vicariat de la solidarité, l’organisme de l’église catholique qui a secouru les victimes de la dictature de Pinochet.
María Maluenda, la veuve du comédien à l’enterrement de Roberto Parada,
entourée de proches et sa belle fille Estela Ortiz, fille d’un disparu en 1976 et
veuve de José Manuel Parada, tué en 1985. Photo Inés Paulino.

Lorsque la longue nuit de la dictature militaire s'est abattue sur le Chili, Roberto Parada et María Maluenda se sont arrangés pour invoquer sur scène les valeurs bafouées de la liberté et la démocratie, bravant la répression déchainée contre les opposants et particulièrement contre les milieux de la culture. Ils sont allés puiser dans l’antiquité classique l’« Apologie de Socrate », et du procès fait au philosophe plus de deux mille ans auparavant, ils ont extrait du plaidoyer face aux juges et la cité athénienne —avec une fidélité stricte au texte original—, la défense des droits basiques du citoyen, au regard des droits de l'homme au Chili au seuil des années 2000.

Roberto Parada a incarné Socrate dans beaucoup de salles, dans diverses villes et petits villages, et même dans des foyers des simples gens, juste comme quelqu’un qui discute, qui exprime ses principes et défend ses points de vue et son droit au dialogue. Cette initiative habile et courageuse —saluée par les gens de théâtre et les démocrates du monde—, alors qu’au Chili le fanatisme sauvage anéantissait les différences par la violence et la mort, pointait la majesté de la raison et constituait une forte critique morale à la barbarie militaire.

Suite à l’assassinat de son fils, Roberto Parada a tenu 14 mois sur scène. Une hémorragie cérébrale l'a partiellement immobilisé le 17 mai 1986. Quelques mois après il est sorti du pays à la recherche d'un traitement médical, et il s’est éteint à Moscou le 19 novembre 1986.

Sa dépouille a été rapatriée au Chili et des milliers de personnes se sont pressés près du cercueil lors de son enterrement. Des artistes, des écrivains et des dramaturges ont salué avec grande émotion sa mémoire. Un lien très solide l'a lié aux spectateurs et aussi à son peuple, qui l’a très fièrement reconnu toujours comme l'un des siens. Le grand artiste classique de vaste répertoire, l'homme qui d’une voix puissante chantait des vieux blues, des couplets de la guerre d'Espagne et des hymnes révolutionnaires reste pour toujours dans l'histoire du théâtre chilien et parmi les combattants pour la démocratie.