mardi 25 février 2014

Tucapel Jiménez, le meurtre d'un syndicaliste au Chili de Pinochet

Tucapel Jiménez Alfaro, leader de l’Association
nationale des fonctionnaires Anef. Son meurtre
en 1982 par des sicaires de Pinochet a été un
terrible coup porté aux syndicats des travailleurs
qui cherchaient l’unité contre la dictature.

En février 1982, une unité de la Direction d'intelligence de l'armée (DINE) a tiré cinq balles dans la tête et ensuite égorgé le syndicaliste chilien Tucapel Jiménez Alfaro, président de l'Association nationale de fonctionnaires (Anef). Par sa capacité mobilisatrice, sa proximité supposée avec Gustavo Leigh —l'ex chef de l’armée de l'air—, et ses puissants alliés dans les milieux syndicaux américains, le dirigeant était devenu une menace pour le régime.

Au début des années 80, à presque dix ans du sanglant coup d’État de 1973, commençaient à surgir au Chili les premiers foyers de résistance pacifique organisée, et les travailleurs ont trouvé en Tucapel Jiménez un leader capable de matérialiser l'unité syndicale qui prendrait la tête de l'opposition à la dictature.

Les appels à la réunification du mouvement syndical lancés par le dirigeant commençaient à capter l'adhésion d’autres organes professionnels, et pour la dictature s’ouvrait un possible front de pression, avec des revendications autour du travail et l’exigence d'ouverture politique du régime. Les travailleurs cherchaient à articuler une dynamique unitaire qui pourrait lancer une grève nationale.


Le dictateur Pinochet craignait  que le cas du syndicaliste polonais Lech Walesa ne se reproduise au Chili, et il ne voulait surtout pas voir Tucapel Jiménez, alors dirigeant des employés publics, s’ériger en leader des travailleurs et canaliser leur mécontentement croissant dans une vague de contestation déstabilisatrice.

Tucapel Jiménez est devenu la cible de menaces et pris en filature, mis sur écoute par la Centrale nationale d’informations, la CNI, la sinistre police politique qui a remplacé la DINA. Le syndicaliste, qui travaillait aussi comme taxi, est parti de chez lui le matin du 25 février 1982 et son véhicule a été abordé par 3 individus qui lui ont demandé de les conduire vers une route isolée 40 kilomètres au Nord de Santiago. On lui a alors tiré dans la tête cinq balles de petit calibre, avant de l'achever de trois coups de couteau. Ses exécuteurs l'ont aussi détroussé pour faire croire à un crime crapuleux.

Carlos Herrera Jiménez, Miguel Letelier Verdugo, Manuel Contreras Donaire, les 3 militaires de la DINE chargés de l’assassinat du syndicaliste Tucapel Jiménez le 25 février 1982.

L'atroce assassinat de Tucapel Jiménez a secoué le pays, des milliers de Chiliens ont défilé devant son cercueil et le cardinal Raúl Silva Henríquez, qui a officié très ému lors de ses obsèques, l’a appelé « un martyr du syndicalisme chilien ». Malgré les soupçons qui se portaient sur les appareils secrets du régime, la presse officielle et les médias sous contrôle de la dictature ont parlé d'un crime crapuleux.
Arturo Álvarez Sgolia, général de l’armée
condamné en 2002 à 10 ans de prison ferme
pour l'homicide de Tucapel Jiménez. Il est
aussi accusé d’autres meurtres en 1975
au nord du Chili.

En 1983 a été trouvé à Valparaiso le cadavre de Juan Alegría Mundaca, un menuisier alcoolique quasi marginal, avec des profondes blessures aux poignets. Près du corps, une lettre où il avouait le meurtre de Tucapel Jiménez, et signalait qu’il mettait fin à ses jours, accablé de remords. 

L’enquête de police sur son profil et les circonstances du suicide ont conduit pourtant vers une mise en scène macabre montée par des militaires agents de la DINE, les véritables assassins du dirigeant.

En 1999, neuf ans après la fin de la dictature, la Cour a entendu enfin les plaintes de la famille de Tucapel Jiménez, a dessaisi le juge Valenzuela Patiño, qui a laissé dormir le dossier pendant 17 ans et l’a remplacé par un nouveau magistrat, Sergio Muñoz Gajardo, qui a repris l’affaire à zéro et en 3 ans a réussi à l’élucider.
Le juge a découvert que le crime a été l’œuvre des sbires de la Direction d'intelligence de l'armée (DINE), et non comme on croyait, de la CNI. L'« opération spéciale d'intelligence » était dès son début destinée à l'élimination physique de Tucapel Jiménez, et à la charge de Carlos Herrera Jiménez, officier de l'armée et l'auteur des coups de feu.

Misael Galleguillos Vásquez, obscur prof
de maths, chef et idéologue du Mrns, un
groupuscule national syndicaliste d’ultra
droite qui a fourni doctrine et personnel
aux organes civils de la dictature. Indic de
la police dans les syndicats, il a espionné
Tucapel Jiménez avant son meurtre.



Ses complices étaient les sous-officiers Manuel Contreras Donaire, qui a égorgé le syndicaliste pour l’achever, et Miguel Letelier, qui se tenait à ses côtés. L’ordre a été donnée par le général d’armée Arturo Alvarez Sgolia, directeur de la DINE, et d’autres gradés de cette brigade —qui a fourni l'appui logistique et les armes pour l’assassinat—,  ont été aussi condamnés pour complicité, recel et obstacle à la justice. Quatre généraux, 11 autres militaires et deux civils ont été mis en accusation en 2002.

Parmi les complicités en amont du crime se trouve aussi Misael Galleguillos, collaborateur de Pinochet « responsable des corporations », chargé en réalité d'infiltrer les organisations syndicales et d’espionner leurs dirigeants. Plusieurs agents de la CNI sous commandement du général Humberto Gordon ont participé des filatures et repérages pour l’élimination du syndicaliste.

Une deuxième équipe de tueurs a été condamnée plus tard  pour le meurtre du menuisier Juan Alegría Mundaca, mort les poignets tranchées, son assassinat maquillé en suicide pour lui faire endosser le crime sauvage de Tucapel Jiménez.