dimanche 7 décembre 2014

Borges : sa veuve assure qu’il n'a pas obtenu le Nobel à cause de sa visite à Pinochet

Jorge Luis Borges, l'auteur de textes devenus des classiques contemporains, a été en 1976 supporteur conscient des dictatures abjectes d’Argentine et du Chili. Il s’est dédit des années plus tard de ses prises de position injustifiables, qui lui ont valu la mise à l’écart du Nobel de littérature. Mais les dégâts considérables de son geste et ses séquelles ont perduré dans le temps et les consciences. Photo Getty, Buenos Aires, 1981.

Durant la Foire internationale du livre de Guadalajara (Fil), María Kodama, la veuve et héritière universelle du grand écrivain argentin Jorge Luis Borges, a signalé le 3 décembre dernier que « son admiration pour l'écrivain a augmenté quand elle l’a vu repousser indirectement le Nobel de Littérature ».

Jorge Luis Borges, mondialement célèbre et candidat permanent au prix Nobel de littérature, avait accepté en septembre 1976 l'invitation officielle de Santiago pour rendre visite au dictateur Augusto Pinochet, général félon unanimement rejeté par la communauté internationale, qui s’était emparé du pays par la force en 1973 et régnait depuis par la violence et la terreur.

Malgré plusieurs interventions lui sollicitant d’annuler sa visite au Chili pour ne pas cautionner les crimes abominables de Pinochet, l'écrivain avait refusé catégoriquement les conseils et contre l’avis de tous avait maintenu son agenda. María Kodama raconte qu’elle a assisté à la conversation téléphonique dans laquelle Borges confirme qu’il tiendra son engagement et se rendra à Santiago.

Le dictateur chilien Augusto Pinochet accueille Jorge Luis Borges au
siège du gouvernement militaire le 22 septembre 1976. L’écrivain a reçu
alors la « Grande Croix de l’Ordre au Mérite Bernardo O'Higgins », et
a prononcé en remerciement un discours de louanges à « l’œuvre des
épées » et à la « patrie forte ». C’était une opération réussie de la
dictature pour briser son isolement sur la scène internationale.
Le 22 septembre 1976 Borges a reçu de Pinochet la Grande Croix de l'« Ordre au Mérite Bernardo O'Higgins », et il avait reçu le titre de docteur honoris causa par l’université chilienne la veille, des mains d'un autre général officiant de « recteur délégué ». Ce même jour, 21 septembre 1976, dans un attentat à la voiture piégée commis sur ordre de Pinochet était assassiné à Washington Orlando Letelier, ancien ministre d’Allende exilé aux Etats unis. Sa collaboratrice Ronni Moffitt a été également tuée dans l'attentat, et son mari grièvement blessé.

Borges s’est rendu à Santiago pour recevoir les distinctions officielles du Chili et pour dicter une conférence de soutien à la dictature, alors que les plaintes pour crimes et des violations aux droits de l'homme contre Pinochet affluaient aux organes de l’Onu et devant l’opinion internationale. Les crimes de la dictature commençaient à être connus au grand jour et Pinochet se trouvait dans un grand isolement diplomatique.

La visite a été possible par l’entremise d’un fonctionnaire de second plan, un certain Sergio Martínez Baeza, obscur professeur à l'université du Chili, qui a eu la charge de gérer l’invitation à Borges. Par un coup de chance, il coïncide avec le penchant de l’écrivain pour les régimes dictatoriaux et réussit à obtenir son accord.

Le 21 septembre 1976, dans le salon d’honneur de l'université du Chili, le célèbre écrivain Jorge Luis Borges —au centre— est fait docteur honoris causa, entouré du professeur Jorge Sanhueza —à gauche— et d’Agustín Toro Dávila, « recteur délégué » de l'université et général de l’armée de terre. C'est cette même armée qui avait allumé des bûchers de livres à Santiago peu de temps avant, qui torturait et déportait alors des intellectuels, tuait des professeurs et des chercheurs.

L’essayiste uruguayen Émir Rodríguez Monegal*, signale dans son livre « Jorge Luis Borges, biographie littéraire » qu'en 1976 le choix des académiciens était partagé entre Borges et l'écrivain espagnol Vicente Aleixandre, mais que suite à la visite de Borges au dictateur chilien Pinochet, l'académie du Nobel a décidé de rayer définitivement son nom de la liste.

María Kodama Schweizer, la veuve
de Borges et son héritière universelle
Photo Protoplasma Kid - Wikimedia Commons
María Kodama Schweizer, professeure et traductrice argentine (Buenos Aires, 1937), fille d’un architecte japonais immigré en Argentine et grand admirateur de Borges, avait connu l'écrivain argentin lorsqu’il donnait des cours d'anglais à Buenos Aires. Elle est devenue son assistante à la mort de la mère de Borges en 1975, et malgré leur grande différence d'âge, elle devient son épouse le 26 avril 1986, peu de temps avant la disparition de l’écrivain. Borges est mort à Genève le 14 juin 1986.

María Kodama est la présidente de la fondation international Jorge Luis Borges, qui siège à Buenos Aires et en 2008, elle y a lancé la création d'un musée consacré à Borges. La participation de Mme Kodama à la Fil 2014 s'inscrit dans les activités de l'Argentine, pays à l'honneur de la Foire internationale du livre de Guadalajara.

*Rodríguez Monegal, Emir. « Jorge Luis Borges, biographie littéraire ». Gallimard, Paris : Coll. Leurs Figures, 1983, 588 p.