jeudi 21 janvier 2016

Patricio Manzano : tribunal chilien a ordonné rouvrir l’enquête pour homicide du jeune étudiant en 1985

Patricio Manzano González, 21 ans, élève ingénieur à l’Université
du Chili, mort entre les mains de la police le 9 février 1985, lors
des travaux d’été de la Fédération d’étudiants du Chili.
La Cour d'Appel de Santiago a annulé le 21 décembre dernier la suspension temporelle prononcée antérieurement, et a ordonné rouvrir l’enquête pour l'homicide de l'étudiant Patricio Manzano González, mort le 9 février 1985 durant les travaux d'été de la Fédération d'étudiants de l'Université du Chili (Fech). La Cour a estimé que la mort du jeune élève ingénieur, survenue alors qu’il se trouvait détenu par la police avec d’autres étudiants et soumis pendant des heures à des mauvais traitements, relève des crimes imprescriptibles contre l'humanité.

C’est Sergio Onofre Jarpa, à l’époque ministre de l'Intérieur de Pinochet qui a ordonnée l’arrestation de 173 étudiants de l’université du Chili qui effectuaient en début février 1985 leurs traditionnels travaux bénévoles d’été. Suivant une ancienne coutume des universités chiliennes —liée aux fréquentes catastrophes naturelles qui ont frappé le territoire—, chaque été les étudiants se déplacent vers une zone rurale ou particulièrement démunie, et y exécutent diverses tâches d’utilité publique : réparation d’écoles ou des locaux communautaires, construction de latrines et puits, alphabétisation et premiers soins médicaux.

Interdits en vertu de l’état d’urgence imposé longtemps au Chili, les travaux d’été 1985 ont été maintenus par la Fech, le syndicat national des étudiants de l'université du Chili, qui a déployé des brigades de jeunes étudiants dans plusieurs localités rurales de Los Andes, à 70 km de Santiago.

La police a investi le 8 février 1985 les sites où ils campaient pour les arrêter, et les a violemment emmenés par groupes d’hommes et femmes dans plusieurs casernes policières. Patricio Manzano González, de 21 ans, élève de 1ère année d'ingénierie à l’université du Chili, a été d’abord conduit avec un groupe d’étudiants au 2ème commissariat de San Felipe, puis transféré dans une unité de formation des forces spéciales de la police, à Los Andes.

Sergio Onofre Jarpa Reyes, vieux politique
de la Droite conservatrice chilienne, ancien
ministre de l'intérieur de Pinochet, un des
« civils » de la dictature.
Parqués dans le terrain de football de l’enceinte autour de midi et en plein soleil, les jeunes ont subi des heures durant des sévices physiques. Ils ont été systématiquement tabassés à coups de pied et de matraques et contraints d’exécuter de lourds exercices sous les coups des policiers, puis, couchés sur le ventre, ils ont longuement supporté que les policiers leur marchent violemment dessus. Pendant leur détention, les étudiants ont été privés d'eau, selon a établi l’enquête.

Ils ont été aussi soumis au châtiment connu comme la « ruelle obscure » : deux rangées de policiers armés de matraques qui se font face et forment ainsi un tunnel. Les victimes doivent traverser ce tunnel au plus vite, sous les croche-pieds, les crachats et la brutale pluie des coups des policiers, qui rivalisent pour frapper aveuglement des bottes et des matraques. C’est un moyen sournois d’infliger des coups terribles dans l’anonymat du groupe, et les rangées de policiers peuvent compter plusieurs dizaines d’agents.

Les jeunes ont été conduits en soirée dans des bus de la police à Santiago, internés dans le 1er commissariat, entassés dans un gymnase et interrogés pendant des heures. Sous la lumière permanente de puissants projecteurs braqués sur eux, ils ont été forcés à faire des exercices physiques, malmenés et empêchés de repos.
Alberto Cardemil Herrera, avocat de Droite,
ancien sous-secrétaire à l’Intérieur et fidèle
fonctionnaire de la dictature de Pinochet.

Des agents de la CNI, la police politique de la dictature, sont venus pendant la nuit au commissariat pour ficher et photographier les prisonniers et les soumettre à de nouveaux interrogatoires, sous la menace de les emmener dans leurs chambres de torture.

Au petit matin, Patricio Manzano González présentait des symptômes alarmants, des convulsions et insuffisance respiratoire. Il a été secouru par des étudiants en médecine détenus avec lui, qui ont reconnu les signes d’un arrêt cardiaque et lui ont porté les premiers soins. Ils ont donné l’alerte et demandé de l’assistance aux policiers, exigeant le transfert immédiat de Patricio aux urgences. L’officier en charge des détenus —le lieutenant Antonio Campos Cortesi—, a refusé une voiture de police pour le transport du jeune, pourtant dans un évident état grave, et avant d’appeler une ambulance il a longtemps tergiversé. L’ambulance est finalement venue, mais sans le personnel ni l’équipement médical adapté.

Les étudiants en médecine se sont proposés alors pour accompagner dans l'ambulance Patricio Manzano, afin de lui assurer la réanimation cardio-respiratoire pendant le trajet du commissariat aux urgences, mais le lieutenant de police a refusé. Patricio Manzano est mort d’insuffisance cardiaque dans l'ambulance, et à son arrivée aux urgences on a pu seulement constater son décès.

Comme des centaines de morts violentes qui ont eu lieu au Chili sous la longue dictature, la mort du jeune Patricio Manzano est restée longtemps sans explication ni responsables. Ce n’est qu’après des années de procédure légale, et grâce à la ténacité sans faille de la famille et d’un groupe d’anciens étudiants —pour la plupart des anciens détenus et victimes des exactions de la dictature—  constitués en collectif et parties civiles, que le dossier a pu être relancé.

Décret N° 5175 du 7 février 1985 disposant l’arrestation de 98 étudiants, dont le jeune Patricio Manzano, pendant cinq jours. « Ces personnes resteront soumises à la surveillance et le contrôle de la Garnison Militaire de Santiago », […] « PAR ORDRE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE », signé de Sergio Onofre Jarpa, alors ministre de l’intérieur de la dictature militaire. Archive Fech.

Renvoyée en appel à plusieurs reprises, l’enquête s’oriente aujourd’hui à déterminer aussi les responsabilités politiques de l’affaire, au-delà des agents de la police militarisée de Pinochet, qui ont agit comme des pions d’une volonté supérieure, puissante et jamais mise en cause. En effet, parmi les mis en examen convoqués, se trouvent aussi Sergio Onofre Jarpa, l’ancien ministre de l’intérieur du général Pinochet, et Alberto Cardemil Herrera, à l’époque sous-secrétaire à l’Intérieur et fonctionnaire de la dictature. Ce dossier pose ainsi une fois encore les responsabilités des civils qui ont sciemment collaboré avec le régime militaire, nombreux et reconnus, et pourtant jamais inquiétés.