Précédée d’une très longue agonie et précocement annoncée, la mort attendue du magnat chilien de la presse Agustín Edwards Eastman a été finalement confirmée à Santiago lundi 24 avril 2017.
Né à Paris en 1927, issu d’un clan d’affairistes et d’entrepreneurs de la presse et la banque, Agustín Iván Edmundo Edwards Eastman était l'héritier du journal conservateur « El Mercurio », à la tête d’une chaîne de titres de presse au Chili et possédant des vastes intérêts dans divers consortiums financiers continentaux. D’un tirage proche des 150.000 exemplaires et titre phare du groupe, fondé à Santiago en 1900, « El Mercurio » est le doyen de la presse écrite au Chili, au centre d’un très puissant réseau de 19 quotidiens régionaux et de 32 stations de radio tout au long du pays.
Farouchement conservateur et traditionnellement proche des intérêts de l’oligarchie nationale —d’abord près des grands propriétaires agricoles, puis du patronat industriel et des groupes financiers multinationaux—, le journal qu’Agustín Edwards a gouverné depuis 1958 est considéré le porte-parole historique de la droite chilienne. Orchestrateur de la campagne de dénigrement de l’administration de Salvador Allende, le quotidien a été le pivot essentiel de la conspiration qui a déclenché le putsch contre le gouvernement démocratique en septembre 1973.
À l'élection de Salvador Allende, au début des années 70, Agustín Edwards est l'homme le plus riche du Chili, leader du patronat national, qui considère Allende comme une menace à leurs intérêts. Edwards part alors à Washington quérir l'aide de Nelson Rockefeller, puis de Richard Helms, directeur de la CIA.
L'abondante documentation déclassifiée par l’administration américaine atteste des liens incontestables d’Agustín Edwards avec les États-Unis, et des rapports précis ont établi et chiffré le financement direct reçu par « El Mercurio » de la CIA aux débuts des années 70 —avec l’accord de Richard Nixon et d’Henry Kissinger—, pour déstabiliser le gouvernement d'Allende.
La commission Pike, de la Chambre des représentants, puis la commission Church pour le Sénat des États-Unis, ont établi en 1975 que —en plus de financer les partis politiques—, de grandes sommes ont été acheminées via les services secrets nord-américains vers le Chili, pour soutenir les médias d'opposition et pour maintenir une campagne d'opposition implacable. La CIA a dépensé un million et demi de dollars pour soutenir « El Mercurio », principal journal du pays et le plus important canal de propagande contre Allende. Selon des documents de la CIA, ces actions ont joué un rôle significatif dans la préparation du coup du 11 septembre 1973.
Pendant les 17 ans de la dictature militaire, les organes de presse d’Edwards Eastman ont occulté les violations systématiques des Droits de l'homme, ont dénié les plaintes des victimes et ont légitimé les atrocités du régime. Il a été aussi démontré que « El Mercurio » a faussé des informations, a fabriqué des preuves et réalisé des véritables montages utiles à la propagande politique de Pinochet.
Au début des années 90, son fils Cristián a été victime d’un enlèvement par une fraction du Front Patriotique Manuel Rodríguez (FPMR), groupe militarisé de gauche qui avait combattu la dictature. Le jeune homme a été rendu à sa famille contre rançon, après 145 jours de négociations et d’infructueuses recherches de la police. Agustín Edwards a personnellement négocié sa libération avec les ravisseurs, et cette expérience aurait éveillé en lui une fervente religiosité. Il s’est tourné depuis vers un catholicisme militant, et il a fondé des associations de médiation citoyenne à vocation religieuse.
Le général José Miguel Fuentealba, commandant en chef de l’Armée de terre, la plus puissante branche des forces armées au Chili —corps d’origine du général Pinochet, des cruels appareils de sécurité et foyer historique des menées putschistes—, a attribué en 2012 la « Croix de l’Armée bicentenaire » à Agustín Edwards Eastman, pour « des services prêtés à l'armée, au moyen de différentes actions ».
En avril 2015 l’Ordre des journalistes du Chili a prononcé la radiation d'Edwards Eastman de l’Ordre, pour « non-respect du code éthique fondateur de l'institution ».
Ont été citées en exemple les éditions parues lors de la visite du pape Jean Paul II au Chili —du 1er au 6 avril 1987— qui ont accusé en couverture des opposants d’être responsables de troubles pendant le discours papal dans un parc de Santiago. L’enquête a démontré que les personnes signalées par « El Mercurio » —photos à l’appui—, arrêtées et torturées par la police politique ne se trouvaient même pas sur les lieux.
En avril 2016, une autre plainte contre Edwards avait été déposée pour le délit de sédition et son rôle comme instigateur du sanglant coup d'État de 1973.
Agustín Edwards Eastman, alias « Donnie », s’est éteint laborieusement dans sa luxueuse demeure à Santiago, après 2 mois de coma induit, assisté d’un prêtre et entouré des membres de sa dynastie, qu’ entend conserver —avec une voilure réduite—, l’influence et le pouvoir qu’elle détient depuis plusieurs générations.